...
" J'abritais de la main la flamme de ma lampe ; j'effleurais du doigt cette poitrine de pierre. Ces confrontations compliquaient la tâche de la mémoire ; j'écartais, comme un rideau, la blancheur du Paros ou du Pentélique ; je remontais tant bien que mal des contours immobilisés à la forme vivante, du marbre dur à la chair. Je continuais ma ronde ; la statue interrogée retombait dans la nuit ; ma lampe me révélait à quelques pas de moi une autre image [...] j'avais envoûté des pierres qui à leur tour m'avaient envoûté ; je n'échapperais plus à ce silence, à cette froideur plus proche de moi désormais que la chaleur et la voix des vivants ; je regardais avec rancune ce visage dangereux au fuyant sourire. Mais, quelques heures plus tard, étendu sur mon lit, je décidais de commander à Papias d'Aphrodisie une statue nouvelle ; j'exigeais un modelé plus exact des joues, là où elles se creusent insensiblement sous la tempe, un penchement plus doux du cou sur l'épaule ; je ferais succéder aux couronnes de pampres ou aux noeuds de pierres précieuses la splendeur des seules boucles nues. Je n'oubliais pas de faire évider ces bas-reliefs ou ces bustes pour en diminuer le poids, et en rendre ainsi le transport plus facile. Les plus ressemblantes de ces images m'ont accompagné partout ; il ne m'importe même plus qu'elles soient belles ou non."
M. Yourcenar, Mémoires d'Hadrien (Discilplina augusta), 1958 (1ère ed.).